Emmanuel Dockès, professeur de droit du travail à l’Université Paris Ouest-Nanterre, est l’auteur, avec un collectif de chercheurs, d’une Proposition de Code du travail (Dalloz) qui vise notamment à intégrer les nouveaux travailleurs des plateformes. Amédée est parti à sa rencontre.
En droit du travail, les indépendants n’existent pas en tant que tels : ce sont des non-salariés, ils n’ont pas de contrat de travail. Le contrat de travail a été défini par les tribunaux : il existe lorsqu’une personne s’engage à travailler pour le compte et sous la direction d’une autre, moyennant une rémunération. Cette définition fait apparaître trois éléments : la prestation de travail, la rémunération et la subordination juridique. Cette dernière consiste en l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur, qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son employé.
“LE CRITÈRE D’INDÉPENDANCE N’EST DONC PAS LIÉ À LA FONCTION, MAIS BIEN À L’ORGANISATION DU TRAVAIL”
Parmi les indices de l’existence d’un lien de subordination : la mise en place d’horaires ou d’un lieu de travail ; la fixation unilatérale du cadre de travail; la prévision de sanctions… A défaut, il n’y a pas de relation salariale, le Code du travail, tel qu’il existe aujourd’hui, n’a donc pas vocation à s’appliquer.
La frontière du salariat
Mais alors qu’en est-il des travailleurs des plateformes ? Officiellement non-subordonnés mais dépendants économiquement. Pour Emmanuel Dockès, “ces travailleurs sont assez autonomes dans l’exécution de leurs tâches car on ne leur donne pas d’ordres, mais ils sont dans une situation de dépendance économique, puisqu’ils n’ont souvent qu’un seul client, la plateforme”. Ils sont donc “à la frontière du salariat”.
En l’état actuel, le Code du travail ne les intègre dans son champ d’application. Pour le professeur de droit, la situation ne peut plus durer. “Il y a un risque que les minima sociaux ne soient pas respectés et qu’ils explosent la durée hebdomadaire maximale du travail” (48 heures). Le groupe de recherche propose donc d’étendre, par des textes spéciaux, le Code du travail à ces travailleurs Uberisés.
Uber est peut être une nouveauté mais cette zone grise ne l’est pas. “Le phénomène de nouveauté est un gag. Cette difficulté est aussi ancienne que l’existence du Code du travail”. Au début du XXè siècle, on se posait la question pour les bûcherons qui partaient des semaines dans la forêt pour couper du bois. Personne ne les surveillait mais ils avaient un seul donneur d’ordre, dont ils étaient dépendants économiquement ! En 1946, un décret met fin à cette ambiguïté et institue une présomption salariale pour ces travailleurs, qui s’appuie sur le constat de leur dépendance économique.
Au cours du XXè siècle, des travailleurs non-subordonnés mais dépendants économiques, comme les gérants des maisons d’alimentation à succursales (épiceries type Proxi) ou encore les travailleurs à domicile (il s’agissait notamment du travail de couture réalisé au forfait, à l’époque des vêtements faits sur mesures – rien à voir avec le télétravail actuel) ont été intégrés dans le Code du travail par des textes spéciaux.
“LES CAS DANS LESQUELS ON SE POSE LA QUESTION ONT SIMPLEMENT CHANGÉ ! CES TRAVAILLEURS UBÉRISÉS SONT UNE NOUVELLE CATÉGORIE DE TRAVAILLEURS ÉCONOMIQUEMENT DÉPENDANTS”
Vers une assimilation au salariat ?
Si ces travailleurs ne sont pas intégrés dans le Code du travail, c’est, pour Emmanuel Dockès : “La faute à la lenteur du système… les gens redécouvrent ce qui a été pensé cent fois. La profondeur historique permet de comprendre ce qu’il faudrait faire”. S’ils étaient intégrés dans le Code du travail, les plateformes devraient payer des charges sociales et le service serait plus cher. “Beaucoup plus cher ? Non, les charges sociales payées au niveau du SMIC sont faibles. Or, ces travailleurs ont généralement des salaires peu élevés”. En effet, les charges patronales pour un SMIC s’élèvent à 13% ; si on ajoute à cela le coût de prise en charge de la mutuelle cela représente seulement 192€, pour un SMIC à 1149,07€.
En revanche il est pour l’instant peu probable de voir les freelances purs et durs – ceux qui n’ont ni liens de subordination ni dépendance économique exclusive – entrer dans le champ du Code du travail. Ce vide ne semble pas pour autant les décourager : en France, leur nombre a augmenté de 126% en 10 ans et, malgré les difficultés et le peu de protection dont ils bénéficient, la grande majorité d’entre eux ne regrette pas le salariat…