Le monde rural est historiquement le lieu du travail indépendant. Mis à mal par l’industrialisation et les progrès du salariat, ce dernier revient en force avec l’émergence d’une classe laborieuse récente : les travailleurs numériques indépendants. Ce phénomène va-t-il conduire à la naissance d’une nouvelle ruralité ?
Une courte histoire de l’exode urbain
L’exode rural est un des grands phénomènes sociaux et démographiques du XXè siècle. Causées par l’industrialisation, la guerre, ou la modernisation de l’agriculture, les migrations des campagnes vers les villes ont radicalement transformé le paysage français. Mais cette prépondérance de l’exode rural ne doit pas faire oublier l’existence d’un mouvement inverse depuis les années 60 : l’exode urbain. D’abord marginal autour de communautés prônant un retour à la nature contre les violences de la société de consommation – prémices du mouvement écologique – il s’accentue à partir des années 70 pour toucher les classes moyennes, en quête de “qualité de vie”. Dès 1975, la balance migratoire s’équilibre avant de basculer au profit des campagnes. Une étude INSEE publiée en 2017 montre que la croissance démographique des grandes communes reste plus faible que celle des petites. Les 100 plus grandes agglomérations françaises regroupent aujourd’hui 21,5% de la population contre 27,2% en 1962. Dans La France des marges, Samuel Depraz indique que 70 000 ruraux deviennent urbains chaque année alors que 100 000 urbains choisissent la campagne.
Si l’on reste plus proche d’un équilibre que d’une migration massive, cette inversion des courbes marque une tendance. Couplée à notre sujet de prédilection – l’avènement d’un travail indépendant à grande échelle – elle laisse imaginer une reconfiguration du travail dans laquelle le monde rural tiendrait un rôle principal.
Un phénomène complexe
Commençons par une mise au point. Le mouvement de travailleurs indépendants en quête de qualité de vie vers la campagne ne concerne pour l’instant qu’une petite partie des freelances. D’abord parce que l’exode urbain est encore majoritairement un déplacement vers des espaces périurbains, générateur de migrations pendulaires et largement dépendant de l’activité économique de la ville. Ensuite parce qu’il faut bien définir “indépendants”, cette masse de travailleurs non-salariés qui bien souvent n’ont rien en commun. L’INSEE en dénombre 2,7 millions alors que Mc Kinsey affirme que 13 millions de français pratiquent une activité indépendante. Le cabinet distingue les freelances à proprement parler des travailleurs ponctuels et des indépendants par nécessité… Parmi eux, certains sont intrinsèquement liés à leur zone géographique : le chauffeur Uber a besoin de la ville comme l’agriculteur a besoin de la campagne.
Les candidats à la migration sont donc principalement ceux qui participent à ce que l’on appelle “économie de la connaissance”. Leur activité est liée à l’émergence des technologies numériques, qui ont déplacé la valeur de la production industrielle à la production d’information et de connaissance.
Mais à quoi servent les villes ?
L’idée d’un repeuplement des campagnes serait donc le fantasme bucolique d’une élite parmi les indépendants ? Le “poème chantant l’amour de la campagne et peignant sous un jour idyllique la vie agreste des bouviers et des bergers”, selon la définition littéraire du terme bucolique ?
Si la part de fantasme ne doit pas être négligée, l’exode urbain va bien au-delà de quelques happy few en mesure de travailler depuis leur ordinateur ; c’est le rôle de la ville qui est bouleversé.
La production intellectuelle (ou cognitive) n’est pas dépendante des infrastructures matérielles complexes que l’on trouve essentiellement dans les villes, elle dépend de la richesse d’un écosystème qu’il soit urbain, rural ou même virtuel. L’avantage économique des villes, qui était déterminant dans l’ère industrielle, perd ici une partie de sa substance.
Ainsi, les indépendants du numérique jouent un rôle déterminant dans la formation d’écosystèmes ruraux qui retrouvent leur attractivité. Un cercle vertueux qui n’a rien d’un retour en arrière, mais relève plutôt d’une reconfiguration inédite. Jean Viard, directeur de recherches CNRS au CEVIPOF, qualifie cette nouvelle population “d’extra-urbains” plutôt que de “néo-ruraux”. Leur rapport à la terre et leur mode de vie sont en effet plus proches des pratiques urbaines, mais localisées dans un cadre rural, dans une logique de confort ou d’économie.
Transformer la campagne, tisser de nouveaux réseaux
Si l’exode urbain s’appuie sur une aspiration à une vie plus calme, moins dispendieuse et plus « verte », elle s’adosse également à des initiatives locales, propres à amorcer l’éclosions des fameux écosystèmes.
Mutualiser les services. Face aux faibles densités du monde rural, il est nécessaire de créer des points de rencontre et de friction, qui favorisent les échanges et permettent de conserver une richesse de service. Mutinerie Village, dont l’ambition de fédérer les indépendants du Perche autour d’un lieu hybride l’a bien compris. L’ancienne ferme reconvertie en coworking, propose également du logement, un potager et un makerspace…
Collaborer au niveau local. Sans partage des bénéfices, les nouvelles initiatives sont vouées à l’échec. Codi’n Camp, porté par Simplon – un grand réseau d’écoles numériques – s’inscrit dans cette logique et propose une formation au code de 8 mois, localisée en Lozère et prioritairement ouverte aux jeunes non diplômés ou peu diplômés, aux demandeurs d’emploi, aux allocataires du RSA. Une offre construite en collaboration avec les entreprises locales, le département et la région.
Adapter les politiques publiques. Les institutions ne sont pas en reste et s’efforcent de préparer le terrain, à la fois pour accueillir les nouveaux arrivants et permettre aux acteurs locaux de s’adapter. Ainsi, Auvergne Nouveau Monde, association créée en 2011, s’est lancée dans une grande campagne de marketing territorial pour valoriser les atouts d’une région souvent identifiée à la fameuse “diagonale du vide”.
Les indépendants du numérique sont-ils la tête de pont d’un réinvestissement des campagnes ou un épiphénomène destiné à s’évanouir ? Sans présager de l’avenir, laissons la morale de l’histoire à La Fontaine, qui faisait déjà de la ville du 18è siècle le lieu de tous les excès et de toutes les peurs contre une campagne frugale et paisible !