Si le statut de travailleur indépendant apporte énormément de liberté, le revers de la médaille est une culpabilité en filigrane. Peur de ne jamais en faire assez, difficultés à s’accorder des temps de pause ou syndrome de l’imposteur sont légions parmi les freelance, dont ceux qui ont bien voulu en parler à Amédée.
Un matin de septembre, je me rends à mon premier rendez-vous Pôle Emploi. Je me prépare à argumenter mon envie de n’être plus “que” pigiste avec cette réplique : “Je ne me sens pas encore les épaules pour chercher un CDD ou un CDI”, celle que je sors à tout le monde pour assurer que cette situation est temporaire et donc, que je ne suis pas une feignasse. Ma profession de foi n’a pas l’effet escompté auprès de la conseillère : “Ne dites pas ça. Peut-être que le salariat n’est pas fait pour vous ! Et si c’est le cas, ça n’est pas grave. Il y a une course au salariat, on devrait vous poussez à ça ici, mais ce n’est pas toujours la bonne solution.” J’en reste pantoise. Je quitte l’immeuble en me sentant un peu bête d’avoir cru devoir me justifier.
LE JUGEMENT DES PROCHES
Chez mes confrères et consoeurs, la peur des regards circonspects voire, suspicieux, est très répandue. Laetitia n’y échappe pas. Elle est illustratrice freelance depuis 7 ans, alors que son mari est ingénieur en informatique dans le milieu bancaire en Suisse. Cet écart n’est pas du goût de tous : “Une partie de ma famille comprend ce que je fais dans les grandes lignes et le respecte, quand pour l’autre je suis la honte du clan, la branleuse de service qui vit aux frais de son mec, qui fait des Mickeys dans les coins de carnet et espère vivre en se la coulant douce.” Pour mettre les choses au clair, elle a signé un post de blog expliquant son métier.
Même constat pour Malou, qui a été illustratrice indépendante pendant un an, après son Master aux beaux-arts de Caen : “Je ressentais un mal-être vis-à-vis de ma situation ‘bancale’, notamment du côté de ma famille, qui n’est pas du tout de ce milieu, mais plutôt d’un milieu soit agricole soit ouvrier, qui a du mal à comprendre les tenants et aboutissants de ce genre de métier, et pour qui ce n’est pas un travail. Ils avaient beaucoup de peurs et d’incertitudes pour moi, sentiments qui ont fini par me gagner.” Depuis, la jeune femme a intégré l’équipe de communication d’une mairie, mais poursuit l’illustration à côté. “On respecte beaucoup plus ce travail-là que celui que je faisais en freelance”, regrette-t-elle, précisant que sa famille la considérait à l’époque comme “disponible à tout moment”.
“J’AI PASSÉ 7 ANNÉES À TRAVAILLER CHEZ MOI […] ET À CULPABILISER QUAND JE NE PRENAIS PAS LE TEMPS DE FAIRE LE MÉNAGE OU TOURNER UNE MACHINE, PLIER LE LINGE OU FAIRE LES POUSSIÈRES”
Il est en effet difficile de trouver un équilibre entre son activité et sa vie personnelle, surtout quand on travaille depuis chez soi. Le regard des autres n’aide pas. “J’ai passé 7 années à travailler chez moi, en compagnie de mes chats, à ne parler à personne, et à culpabiliser quand je ne prenais pas le temps de faire le ménage ou tourner une machine, plier le linge ou faire les poussières, raconte Laetitia. Les gens me donnaient ce rôle d’emblée puisque je restais à la maison, et mon mari travaillait à temps plein dans un bureau, le pauvre. Les gens pensent que je suis plus apte à m’interrompre pour ce genre de trucs parce que j’ai déjà un pied dedans.” Lorsque le couple a déménagé à Lausanne, Laetitia a rejoint un espace de coworking pour sortir de la maison.
LA PEUR DE NE JAMAIS EN FAIRE ASSEZ
Le syndrome de l‘imposteur va de pair avec l’impression de ne “jamais en faire assez”. C’est ce qui a gâché l’année de freelance de Malou : “La principale difficulté que j’ai ressentie durant cette année était la culpabilité. Le sentiment de ne pas assez travailler, en faire assez, principalement.”
“JE N’AI JAMAIS L’IMPRESSION DE FAIRE ASSEZ, MIS À PART CERTAINES JOURNÉES.”
Pour Maxime, attaché de presse et community manager indépendant dans la musique à Paris, cette culpabilité “fait partie du lot” : “Je n’ai jamais l’impression de faire assez, mis à part certaines journées. Je ne sais pas si c’est un côté perfectionniste ou le manque de hiérarchie qui entraîne forcément un manque de reconnaissance.” Pour pallier à ça, Alexandre, vidéaste et rédacteur Web à Paris, demande l’avis de sa compagne sur ses vidéos, ou “cherche des équivalents sur le Net pour se comparer”.
La situation peut être d’autant plus dure à vivre quand leur activité de freelance ne décolle pas, comme pour Laetitia : “Je passe mon temps à culpabiliser d’avoir cette chance de me consacrer à mon boulot à 100% sans devoir absolument prendre un job alimentaire à côté, de ne pas gagner assez d’argent pour pouvoir mettre de côté, d’être inexistante aux yeux de l’administration parce que mon mari travaille et que ce que je fais s’apparente à un simple hobby, même si je le fais à 100%.”
LA DIFFICULTÉ À LÂCHER PRISE
Déconnecter ? “Jamais !”, répondent beaucoup de freelance, dont Julien, webdesigner et graphiste à Paris après plusieurs années chez Publicis et Roxane, qui lâche rarement son outil de travail : “Je n’arrive pas à ‘ne rien faire’ ailleurs que devant l’ordinateur, comme regarder un film, sortir, bref, ne pas être opérationnel ‘au cas où’. La culpabilité, c’est de se dire que tu fais une vraie coupure au lieu d’être aux aguets du boulot sur le PC, d’améliorer ta communication personnelle, ou de prospecter.”
“JE TRAVAILLAIS TOUS LES JOURS CAR MON TRAVAIL ET MES HORAIRES NE DÉPENDANT QUE DE MOI, JE CULPABILISAIS DE PASSER UNE JOURNÉE SANS TRAVAILLER”
La liberté du statut de freelance impose une rigueur qui peut être pesante. Comme si chaque minute devait être rentabilisée. “Je travaillais tous les jours car mon travail et mes horaires ne dépendant que de moi, je culpabilisais de passer une journée sans travailler”, se souvient Malou, salariée depuis septembre 2017. Malou estime s’être peu à peu enfermée dans un “cercle vicieux” : “Il m’arrivait bien sûr les attitudes classiques, comme enchaîner 4 épisodes de série alors que je ne devais en regarder qu’un en mangeant mon repas de midi, rester au lit un peu plus tard que d’habitude et du coup décréter que ma journée était fichue, et tout reporter au lendemain, refuser une soirée pour travailler alors qu’ayant travaillé tout le jour déjà, j’étais inefficace et ne produisais finalement rien.”
“Quand tu n’as pas envie, tu n’as vraiment pas envie et vu que tu as toutes ces libertés, tu te permets de rester au lit jusqu’à 11h, reconnaît Maxime, qui travaille souvent en horaires décalés. Sauf que là, tu culpabilises parce que tous tes potes sont en train de bosser, tu continues quand même à recevoir des mails et tu prends du retard dans ton travail.”
L’ÉQUILIBRE DE LA TERREUR
À moins de déborder de projets, la vie de freelance est marquée par des moments calmes. Malou en garde un mauvais souvenir : “Lors des périodes un peu plus ‘creuses’, où j’avais moins de travail, je culpabilisais de ne pas passer ce temps que j’avais en plus à ne faire que chercher de nouveaux clients, envoyer des mails, des propositions.”
Pareil pour Alexandre, qui se remet souvent en question : “Je ressens beaucoup de culpabilité pendant les périodes de creux. J’ai l’impression de ne pas être assez commercial, de ne pas avoir assez de réseau. Je passe beaucoup de temps à rechecker mes mails, à regarder mes derniers travaux en me disant que j’aurais pu mieux faire. C’est assez handicapant parce que tu penses pouvoir utiliser ce temps pour des projets personnels, sauf que je ne fais que réfléchir au fait que je ne fais rien, rigole-t-il. Ce n’est pas un temps de cerveau utile, mais plutôt un temps où je me dis que je pourrais faire mieux.”
“JE RESSENS BEAUCOUP DE CULPABILITÉ PENDANT LES PÉRIODES DE CREUX. J’AI L’IMPRESSION DE NE PAS ÊTRE ASSEZ COMMERCIAL, DE NE PAS AVOIR ASSEZ DE RÉSEAU.”
Malgré les difficultés rencontrées, Malou souhaite redevenir freelance, et voit le salariat comme une “période de transition” lui permettant d’économiser et travailler son réseau. De son côté, Maxime a renoncé à un CDI pour se remettre à son compte, car cela présente “trop d’avantages”. Alexandre sait qu’il ferait plaisir à sa mère s’il était salarié : “Plus je vieillis, plus je me dis que j’aimerais un peu plus de sécurité, mais je ne cherche pas de travail pour autant.” De son côté, Laetitia se sent “incapable” de faire autre chose : “Je ne gagne pas de quoi vivre. Je culpabilise de ça parce que, malgré le fait que je me consacre à mon taf à temps plein, ça ne décolle pas et ça dure depuis des années.” Les freelance peuvent être parfois bien seul.e.s face à leurs nombreuses sources de culpabilité.